NUMÉRO 606, NOVEMBRE 2005
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L’avant avant-garde

par Charlotte Garson

Plaisir d’offrir, joie de recevoir : que les DVD "historiques" soient d’inépuisables nids à trouvailles, d’idéaux colliers de boni sans colonne vertébrale, Lobster Films, qui en est à son quatrième Retour de flamme, pourra toujours y compter. De fait, le mangeur de galette ne boudera ni les cabs déjà yellow en 1938 dans l’époustouflant Kodachrome français New York, NY, USA, ni les quatre minutes et demi de ce qu’on ne connaît aujourd’hui que des photos de carte postale, La Crue de la Seine (1910). Mais vingt ans après la création de Lobster par Serge Bromberg, les bonbons se rêvent potion, et le potentiel pédagogique du séquencement des DVD se double d’un désir de réécrire l’histoire du cinéma.

Une histoire des prem’s. Coproduits par la chaîne Histoire, les deux films d’Eric Lange et Serge Bromberg, Un rêve en couleur et A la recherche du son, y vont franco. Commentaire off, entretiens avec des spécialistes, extraits trop brefs que complètent des "bonus" qui sont paradoxalement les versions uncut des films courts cités, ces deux 52 minutes regroupés sur le disque Les Premiers pas du cinéma posent d’emblée le credo Lobster : déghettoïser les débuts du cinéma, sa "fabuleuse enfance". D’où une préférence pour la comédie, des bandes annonces des Marx Brothers ou de Laurel & Hardy dans le Retour de flamme cuvée 2004 aux grivoiseries de Quand Madelon (1917), proto-karaoké rendu à son origine ludique dans Les Premiers pas.

L’équation enfance du cinéma = cinéma pour enfants appelait une visée pédagogique, que réalisent ces Premiers pas. Elle appelait aussi, et c’est là que les choses se corsent, un parcours des premières fois. On commence à savoir que Le Chanteur de jazz n’est pas le précurseur du sonore, mais qui est prem’s, la machine à bruit ou le phonographe synchronisé ? Le coloriage au pinceau, les bains de teinture sont-ils les vrais débuts de la couleur ou faut-il retarder l’avènement au moment où on fixe celle-ci pendant l’enregistrement ? Parti pour brosser une fresque des origines, Les Premiers pas se diffracte heureusement en moments techniques quasi simultanés qui sont autant des ruptures que des prolongements les uns des autres.

Ballet mécanique rentre à la maison. Tout autre est la visée d’Unseen Cinema, coffret composé par le programmateur de l’Anthology Film Archives de New York. Bruce Posner, qui a déjà présenté quelques unes de ses trouvailles à Beaubourg et dans le livre En marge de Hollywood : la première avant-garde cinématographique américaine 1893-1941 (Jean-Michel Bouhours et al., 2003), frappe fort en accompagnant 160 films de tournées en copies neuves 35 et 16mm dans une trentaine de lieux américains et européens. Il propose surtout une redéfinition de l’avant-garde US, dont la maternité est généralement attribuée à Maya Deren, et la date de naissance fixée alors aux années quarante. Si le principe d’organisation du DVD consacré à New York, "Imaginaire d’une métropole" [je traduis], et celui, thématique, de "Viva la dance", tombent sous le sens, d’autres regroupements constituent des propositions plus audacieuses. "L’oeil mécanisé : expériences techniques et formelles" et "Le jouet du diable : le surréalisme américain" transforment ainsi des classiques de l’avant-garde européenne comme Le Retour à la maison (1923) ou Ballet mécanique (1924) en chefs-d’œuvre inconnus américains, Man Ray et Dudley Murphy étant des Américains expatriés en France au moment de leur création. Mouaif.

Plus convaincante est la tentative d’ouvrir l’expérimental à son autre, en trouvant dans le mainstream ce qui reflète la marge, voire l’anticipe. Alors que Retour de Flamme, assumant sa visée popu, donne une image historiquement juste mais majoritaire du cinéma à travers l’évasion dans le mignon (Les Gosses de la butte, docu-fiction de 1916 où les poulbots jouent à la guerre) ou encore la satire sexiste (les suffragettes ridiculisées dans Les Femmes députés, 1912, les femmes-bébés et les femmes-boîtes des navrants Soundies, proto-scopitones de 1944), Unseen Cinema réintègre à l’art ce qui fut à peine montré comme tel, par exemple Native Land de Leo Hurwitz & Paul Strand (1937-41), fascinant mélange de bandes d’actualité et de bribes de fiction dénonçant l’Etat policier américain et les exactions du KKK.

My Own Private Avant-Garde. Les deux DVD d’Unseen cinema creusant le mieux ces rapports entre marge et centre sont "Récits inversés" et "Rythmes de lumière". Le premier mêle l’un des 86 courts que Griffith signa pour la seule année 1910 à une anodine parodie de Little Caesar, l’amusant Little Geezer (1932), entièrement interprété par des petits garçons et dans laquelle Greta Garbage succombe sous les balles de Scarface Macaroni. "Rythmes de lumière", qui explore l’abstraction via les montages de Slavko Vorkapich et les essais de correspondances transartistiques de Mary Ellen Bute, fait le pari culotté d’associer à ces gestes avant-gardistes le très hollywoodien Busby Berkeley. Les naïades dodues de Footlight Parade (Prologues, 1933) nagent donc au coude à coude avec les spirales contrepéteuses d’Anemic Cinéma.

Le disque intitulé "L’amateur comme auteur" fait un pas de plus dans l’avant-gardisation générale. Joseph Cornell, pape du found footage délicieusement représenté avec sa Children’s Trilogy (1938), y côtoie le papa du home movie, Archie Stewart, documentariste ès sapins de Noël familiaux de 1935 à 1985. La juxtaposition crépite de sens, mais en même temps, on voit bien la limite de cette redéfinition des formes post-hoc, labellisant "avant-garde" un si grand nombre de précurseurs isolés qu’on frise l’unanimisme, sinon le révisionnisme. Reste, honnête et beau, le geste d’un programmateur, auto-déclaré tel même si Posner a puisé dans plus d’une archive internationale. Celui-ci propose un montage. Soit l’exact contraire d’une histoire antiquaire.

Retour de flamme 04 (1 DVD) et Les Premiers pas du cinéma (coffret 2 DVD), Lobster Films.

Unseen Cinema: Early American Avant-Garde Film 1893-1941 (coffret 7 DVD, unitaire Picturing a Metropolis et catalogue), Image Entertainment, vente sur http://unseen-cinema.com